lundi 2 janvier 2017

Le coeur du Zen tibétain et de la mahāmudrā

Publié précédemment sur le blog Dans le sillage d'Advayavajra le 16/10/2015.


Sam van Schaik propose de ne pas considérer le Zen tibétain et chinois comme deux traditions différentes, mais comme des pratiques du Zen présentées en deux langues différentes.[1] Le Ch’an et à plus forte raison le Zen sont des noms que l’on attribue rétroactivement à des transmissions qui ne portaient pas encore ces noms. Les débuts du Ch’an semblent se confondre avec la transmission du Sūtra de l’Entrée à Laṅka (Laṅkāvatāra) en Chine. Dans le document IOL Tib J710 de Dunhuang, on trouve le Registre des maîtres et disciples du Laṅka (tib. ling ka’i mkhan po dang slob ma’i mdo), qui raconte la transmission (contestée, voir Yampolsky) de ce sūtra et dans laquelle figurent respectivement Guṇabhadra (394–468), Bodhidharma, Huike, Sengcan et Daoxin. Dans les traditions Zen, c’est le moine indien Bodhidharma que l’on présente le plus souvent comme le fondateur de cette école (de la tradition du Laṅkāvatāra[2]), ou comme celui qui l’avait introduite en Chine au sixième siècle. Le Ch’an s’appelait alors plutôt la « tradition du Laṅkāvatāra ».
« Il semble donc que, à peine constituée, l’école du Chan se soit partagée entre divers courants — que, pour simplifier, nous classerons en trois tendances majeures, représentées respectivement par Huike, Tanlin et Yuan : les pratiquants exclusifs de la « contemplation du principe », ceux qui allient le dhyâna assis à l’étude des Écritures, et ceux qui dénient toute valeur à ces méthodes, de même qu’à tout ce qu’ils qualifient d’« expédients » (upāya). Chacune de ces tendances prétendait évidemment détenir le fin mot en matière de Chan. Cette situation allait bientôt conduire, avec l’accroissement des enjeux politiques et des tensions sectaires qu’entraînaient le succès soudain du Chan au début du huitième siècle, à la controverse stérile entre partisans du « subitisme » et du « gradualisme » qui divisa durablement cette école. 
Ces rivalités sectaires n’auraient eu aucune raison d’être si le Chan était resté un mouvement de contemplatifs détachés du monde. Mais, en faisant école, il avait changé profondément de nature, et ses adeptes en étaient venus à abandonner leur ascèse rigoureuse et leur existence sans feu ni lieu, pour s’organiser en communautés stables et bientôt florissantes. C’est ainsi que la communauté du Dongshan, qui se développa autour de Daoxin et de Hongren, comptait selon le Xu gaosengzhuan plus de cinq cents membres. Son isolement géographique était d’ailleurs tout relatif, et la distance de la capitale n’empêchait pas les adeptes laïcs, et avec eux les donations, d’affluer. Il semble que Daoxin ait disposé de l’appui de quelques protecteurs très puissants, tels que le préfet Cui Yixuan (586-658) et le président du département du grand secrétariat impérial Du Zhenglun (587-658). Par conséquent, c’est sans doute quelque peu idéaliser la réalité que de voir dans cette communauté, comme le font certains chercheurs japonais, un modèle d’autarcie[3]
On trouve Daoxin d’ailleurs dans la transmission du document tibétain de Dunhuang. Selon van Schaik, le document Pelliot tibétain 116 avait une fonction cérémonielle ou rituelle, c’est-à-dire qu’il aurait pu être utilisé à l’occasion de cérémonies de masse d’ordination laïque (vœux de bodhisattva), appelées aussi des « cérémonies de plateforme », qui furent essentielles au développement du Ch’an. Le nom du Sūtra de la plateforme ou de l'estrade, composé par le septième patriarche Shenhui, serait d’ailleurs associé à ce type de cérémonie.

Or, dans le Sūtra de l’estrade, ce n’est pas le Sūtra de l’Entrée à Laṅka qui sert de cadre de récitation doctrinaire au rituel, mais le Sūtra du diamant (sct. Vajracchedikā prajñāpāramitā sūtra), qui souligne davantage l’aspect de vacuité et marque la doctrine de l’école du sixième patriarche Houei-Neng (638-713). La version la plus ancienne (IXème s.) du Sūtra de l’estrade avait par ailleurs été retrouvée à Dunhuang. Cette version est selon Morten Schlütter le produit d’une longue évolution et contient des éléments de différents groupes de Ch’an chacun avec ses propres "agendas".[4]

Dans le « manuel de cérémonie » (Pelliot tib 116), le Sūtra du diamant semble faire partie des textes à réciter, parmi lesquels on trouve aussi les "Vœux de la bonne conduite" (sct. Bhadracaryāpraṇidhānarāja tib. bzang spyod smon lam). A un certain moment, le Sūtra de l’Entrée à Laṅka semble avoir perdu sa place d’axe doctrinaire au profit du Sūtra du diamant[5] : un peu plus de madhyamaka, un peu moins de vijñānavāda ? Plus particulièrement dans le « Zen tibétain ».[6]

Van Schaik nous propose un texte particulièrement intéressant, notamment par rapport à la mahāmudrā sūtrayānique (ou PéPère, PP pour prajñāpāramitā). Il s’agit d’un court texte intitulé Propos sur le coeur de la contemplation de maître Haklenayaśas (tib. ‘gal na yas pa) (IOL tib 709 section 8, ainsi que IOL tib 706 et Pelliot tibétain 812), qui présente le Ch’an comme « l’entrée simultanée dans le Madhyamaka ».[7]
Propos sur le cœur de la contemplation (sct. dhyāna) par maître Haklenayaśas 
Il existe de nombreuses entrées dans la contemplation du Véhicule universel, mais de celles-là, la meilleure est l’entrée simultanée dans le principe du Milieu par excellence (tib. don dbu ma). L’entrée simultanée n’a pas de méthode (sct. upāya), c’est la contemplation (tib. bsgom) de la nature de la réalité (tib. chos nyid kyi rang bzhin). C’est-à-dire les phénomènes sont la pensée, et la pensée est inengendrée. L’inengendré est vide. Comme il est semblable à l’espace, il n’est pas à la portée des six facultés. Cette vacuité est appelée « expérience » (tib. tshor ba sct. vedanā). Mais cette expérience est sans expérience. Aussi, sans se fonder sur la connaissance acquise par l’étude et la réflexion, c’est l’égalité des phénomènes qui est cultivée.[8]
Cette méthode simple qui passe en deux temps semble réunir les deux approches historiques du Ch’an, vijñānavāda et madhyamaka. Tous les phénomènes sont la pensée, et la pensée est inengendrée, vide. Formule que l’on retrouve dans plusieurs recueils de distiques (sct. dohakoṣa) de mahāsiddhas. Par exemple, chez Maitrīpa/Nāropa :
« Tous les phénomènes sont dus à la pensée individuelle
Mais sont vus comme une réalité externe par l’intellect confus
Tout comme dans le rêve qui est vide de substance
La pensée aussi n’est que le mouvement de remémorations et de cognitions. 
N’ayant pas de nature propre, elle est la dynamique de l’énergie vitale
Vide d’essence, elle est comme l’espace
Tous les phénomènes subsistent de façon égale, tout comme l’espace
C’est ce que l’on appelle le Sceau universel
. »[9]
Le cœur de la contemplation (sct. dhyāna, Ch’an, Zen) semble être le cœur du Sceau universel (sct. mahāmudrā).

***

[1] Tibetan Zen, discovering a lost tradition (Snow Lion, Londres, 2015),  p. 19

[2] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 45 etc.

[3] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 48, 49

[4] Schlütter, Morten (2007). "Transmission and Enlightenment in Chan Buddhism Seen Through the Platform Sūtra". Chung-hwa Buddhist Journal (Taipei) (20) p. 386 « The Dunhuang version of the text, the earliest complete edition we have, is almost certainly a product of a long evolution with elements coming together from several different Chan groups with different agendas, as the uneven character of the text and its internal inconsistencies attest. »

[5] Van Schaik, p. 101

[6] Van Schaik, p. 103

[7] Van Schaik, p. 103

[8] ༇མཁན་པོ་འགལ་ན་ཡས་བས(མ)་གཏན་གྀ་སྙིང་པོ་བཤད་པའ། །ཐེག་པ་ཆེད་པོའི་བསམ་གཏན་གྀ་སྒོ་ཡང་མང་སྟེ།། དེའྀ་ནང་ན་དམ་པ་ནྀ་དོན་དབུ་མ་ལ་ཅིག་ཅར་འཇུག་པ་ཡྀན་ཏེ། །ཅྀག་ཅར་འཇུག་པ་ལ་ནྀ་ཐབས་མྱེད་དེ་།། ཆོས་ཉྀད་ཀྱྀ་རང་བཞྀན་ལ་བསྒོམ་མོ། །དེ་ལ་ཆོས་ནྀ་སེམས་སེམས་ནྀ་མ་སྐྱེས་པ་འོ། །མ་སྐྱེས་པ་ནྀ་སྟོང་པ་སྟེ།། དཔེར་ནཾཾ་ཀ་(ནམ་མཁའ)དང་འདྲ་བས། །དབང་པོ་དྲུག་གྀ་སྤྱོད་ཡུལ་མ་ཡིན་བས་ན། །སྟོང་པ་དེ་ནྀ་ཚོར་བ་ཞེས་བྱ་འོ། །ཚོར་ནས་ནྀ་ཚོར་བ་ཉྀད་ཀྱང་མྱེད་དེ།། དེ་བས་ན་ཐོས་པ་དང་བསམ་བའྀ་ཤེས་ཤེས་རབ་ལ་།མ་གནས་པར་ཆོས་མཉམ་བ་ཉྀད་ལ་སྒོམས་ཤིག་ཅེས་བཤད་དོ།།

[9] Chants de Plénitude, Joy Vriens, éd. Yogi Ling, p. 120
ཆོས་རྣམས་ཐམས་ཅད་རང་གི་སེམས།
ཕྱི་རོལ་དོན་མཐོང་འཁྲུལ་པའི་བློ།
རྨི་ལམ་བཞིན་དུ་ངོ་བོས་སྟོང༌།
སེམས་ཀྱང་དྲན་རིག་འགྱུ་བ་ཙམ།

རང་བཞིན་མེད་དེ་རླུང་གི་རྩལ།
ངོ་བོ་སྟོང་པས་ནམ་མཁའ་བཞིན།
ཆོས་ཀུན་མཁའ་འདྲ་མཉམ་གནས་ལ།
ཕྱག་རྒྱ་ཆེ་ཞེས་བརྗོད་པ་ཡིན།

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